27 Juillet 2020
RITES FUNERAIRES, SYMBOLES ET IMPACTS
Les rites constituent à la fois un espace et un système de communication. Ils donnent lieu à une utilisation intensive des symboles. Dans le cas particulier où la mort frappe près de nous, elle a pour effet de nous propulser dans un monde clos où ne subsiste en réalité qu’un cadavre. Les rites funéraires nous en font sortir en nous ouvrant les portes de la représentation symbolique et de l’imaginaire qui vont resituer la mort dans la vie. «La mort ainsi inscrite dans un cheminement, avec ses temps forts, ses douleurs et ses fêtes, garde sa violence, mais cesse d’être une absence pour devenir une dimension de la vie».[1] C’est donc seulement par la médiation de l’imaginaire qu’un changement de cadre est possible. D’un cadre social primaire, l’humain a accès, grâce au rite, à un cadre social transformé par le recours aux symboles. La crédibilité du rite tient d’ailleurs à sa capacité d’opérer ce changement de registre mental: «le contexte rituel dans son ensemble va aller jusqu’à générer des états modifiés de conscience, la réalité devenant symbolique, et le symbolique transformatif, puisque capable de transformer cette réalité».[2]
Marcel Mauss disait d’ailleurs que les rites avaient la capacité de modifier l’état de la personne y participant et Victor Turner attestait que les symboles étaient les molécules du rituel. On peut aller jusqu’à dire que, dans le contexte rituel, tout est connotatif, c’est-à-dire que rien ne doit être pris ou interprété au premier degré, que rien n’est strictement «fonctionnel», mais que tout est fortement investi symboliquement. Pascal Lardellier est très clair à ce sujet:La seule certitude, c’est que la signification est ailleurs que dans l’immédiateté et la platitude apparente de «ce qui se passe» sur la scène rituelle. Car la performance rituelle n’est pas la réalité, pas plus qu’elle n’est simplement un spectacle. Par-delà même sa dimension sémantique, c’est à l’efficacité symbolique, qui est sa raison d’être, que le rite appelle toujours.[3]
Le rite utilise donc des symboles, des signes collectifs, qui font sortir les participants de l’ordre usuel ordinaire, qu’il soit naturel, social, physique ou matériel. De là, le rituel a la capacité de les convier à une rencontre avec l’invisible, l’indicible, l’irreprésentable ou l’absent (à la condition bien sûr que les participants soient là de leur plein gré et qu’ils rendent leur esprit disponible à ce qui va se dérouler sous leurs yeux). Il a le pouvoir de suppléer au manque de mots et de permettre, dans le cas d’une mortalité, l’expression et la «domestication» d’émotions fortes liées à une impuissance ressentie comme extrêmement menaçante. Loin de la logique instrumentale qui fait appel à la rationalité et au contrôle des émotions, le rite s’appuie sur une logique symbolique qui met ces émotions en scène au lieu de les refouler. L’utilisation des symboles tient de la représentation, doncd’une distance salutaire par rapport au vécu immédiat tellement douloureux et qui ne peut être maîtrisé avec la raison.[4]
Les rites ont préexisté aux religions et à la science. Ils ont été inventés pour répondre à un besoin primaire et primitif, celui d’entrer en contact, d’amadouer, ou de maîtriser ce qui est puissant, numineux, mystérieux. L’humain contemporain voudrait peut-être se soustraire à ce besoin d’être rassuré quand il fait face à la mort et à la question de l’après, mais qu’il y soit parvenu, rien n’est moins sûr. Comme l’écrit Maurice Gruau, «si les hommes utilisent les rites depuis si longtemps, ce n’est pas nécessairement par une étrange faiblesse d’esprit mais peut-être parce que certaines des réalités humaines ne se montrent pas facilement d’une autre manière».[5]Et il poursuit en disant: Or, c’est justement parce que les rites sont en partie irrationnels qu’ils ont des chances de durer. [...] Il n’y a guère de lieux où il soit permis de dire sans dire, d’exprimer de manière tangente, ambiguë et équivoque, ce qui nous fait courir, ce qui nous motive et que nous ne savons pas bien.[6]
Parler du besoin du rituel funéraire et de sa pertinence, c’est rappeler quele rôle du rite est d’abord de prendre acte de la brutalité d’une réalité, la mort, et ensuite de répondre au non-sens de cette mort, à cette rupture et à cette provocation qui ne peuvent être ignorées ni par l’endeuillé, ni par son groupe social. Culturellement, on ne peut rester soi mais, individuellement, on est sans mot. Devant le choc, l’absurdité, le vide et la violence, particulièrement la violence symbolique, de la mort, l’humain reste sans voix, presque sans vie littéralement. Position intenable qui appelle un mouvement, une réaction, une recréation symbolique par l’intermédiaire du social et donc de la communication. Le rituel funéraire, dans sa fonction première, «harmonise la vie et la mort dans une fragile tension».[7] C’est en ce sens que le rite reconnaît que la personne est morte et, en même temps, qu’elle n’est pas morte et qu’elle est en transformation vers un autre mode de vie.[8] Or, les rites sont justement une forme complexe et complète de communication. En effet, en dehors de la communication dans son acceptation la plus large, les rites funéraires ne sont rien. En fait, les rites sont communication, essentiellement. Communication verbale, non verbale, symbolique, physique. Tentative aussi probablement de communication avec une transcendance[9], toujours par la médiation symbolique.
Cette façon de ruser avec la mort, de faire passer le drame du plan réel au plan symbolique, «fonctionne» depuis cent millénaires malgré les multiples formes empruntées au fil du temps.
Les symboles utilisés doivent par contre être collectifs et reliés aux mythes et récits fondateurs pour avoir un pouvoir évocateur suffisant. En effet, un symbole n’est jamais personnel. C’est pourquoi, pour produire le sens dont les participants au rituel ont tellement besoin, les ressources de l’imaginaire collectif sont seules susceptibles d’y arriver. Bien sûr, le rite utilise aussi un support discursif et narratif, mais ce dernier à lui seul ne parvient pas à nous faire sortir du cadre social habituel pour nous faire entrer dans le cadre transformé d’un espace social où les règles habituelles ne tiennent plus tout à fait et où même la notion du temps n’est plus la même. Marie-Frédérique Bacqué renchérit sur ce point en disant que «le rite permet un ralentissement autour de l’événement qui ratifie un état de fait que nous refusons de toutes nos forces».[10] Luce Des Aulniers, en parlant de notre époque, dit quant à elle ceci au sujet du temps rituel: «nous n’avons pas de temps pour le rite, parce que nous n’avons pas le temps de faire place au temps dans lequel nous fait entrer tout rite».[11] Seuls ce temps modifié, de même que le contenu et la grammaire symboliques du rite, assistés, il faut le dire, par des moyens techniques et une mise en scène adéquate, transmis comme un héritage à travers les générations ont la capacité de magnifier et d’impressionner, selon les mots de Lardellier, les situations qui dépassent notre entendement et de créer un pont pacificateur entre le social, le visible, et le psychisme, l’invisible.
Parler de la mort, c’est la faire vivre, c’est lui donner une réalité, c’est la sortir du grand vide. Pour parler de la mort, il faut des signes. A force de produire et de reproduire, rituellement, des signes y référant – symboles pourtant «plus réels que ce qu’ils symbolisent» [comme l’a dit Lévi Strauss], un «arrière-monde» (comme préférait dire Nietzsche), se met à exister, pour chacun et chez tous: aux confins de l’esprit, un au-delà s’inscrit, plein et pensable, peuplé, quasi familier, dans le prolongement du monde des vivants.Entre celui-ci et le monde des morts, une continuité de rêve se laisse concevoir, même confusément.
Dans cette perspective, parler de la mort est une invention: c’est inventerde l’être contre du néant. L’énonciation répétée des mots, la prière, lareproduction des gestes, la contemplation des images, la lecture des textes et lapermanence des monuments, tout cela construit le rituel autour de la mort. La rêverie s’accomplit, s’ordonne, devient structure mentale, schème idéologique, institution, croyance, fondation d’une culture, code fondamental.
Dès lors, ainsi codée, la mort n’est plus étrangère, n’est plus l’Autre absolu[12]. C’est ce qui a fait dire à Patrick Baudry, que «dans le rituel, il s’agit de placer un tiers, le tiers d’une culture, entre la mort et soi»[13] pour servir d’intermédiaire dans une relation qui ne peut être directe avec l’impensable.
Bibliographie
[1] Roland Goetschel, «”Tu retourneras à la poussière“. Pratiques et rituels de la mort dans le judaïsme», dans Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, (dir.), p. 354.
[2] Pascal Lardellier, Théorie du lien rituel, p. 92.
[3]Ibid,p.110
[4] Denis Jeffrey, Éloge des rituels, op. cit., p. 18.
[5] Maurice Gruau, L’homme rituel. Anthropologie du rituel catholique français, Paris, Métailié, 1999, p. 16.
[6]Ibid, p. 213
[7] Denis Jeffrey, Jouissance du sacré, p. 149.
[8] Isabelle Richard, « Mourir à l’hôpital », dans Marie-Frédérique Bacqué (dir.), Mourir aujourd’hui. Les nouveaux rites funéraires, p. 130.
[9] «En métaphysique, caractère de ce qui est d’une nature radicalement autre, absolument supérieure, de ce qui est extérieur au monde». Définition tirée de Le Larousse des noms communs, Paris, Éditions Larousse, 2008, p. 1399.
[10] Marie-Frédérique Bacqué, «Introduction. Retrouver l’émotion», dans Marie-Frédérique Bacqué (dir.), Mourir aujourd’hui. Les nouveaux rites funéraires, p. 13.
[11]Luce Des Aulniers, «Bruit du temps jusqu’à silence de mort», dans Marie-Frédérique Bacqué, Mourir aujourd’hui. Les nouveaux rites funéraires, p. 208.
[12] Jean-Didier Urbain, L’archipel des morts, op. cit., p. 37.
[13] Patrick Baudry cité par Marie-Frédérique Bacqué, «Introduction. Retrouver l’émotion», p. 13
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